Affaires sociales
Avant d’être débattu et voté en séance publique, chaque projet ou proposition de loi est examiné par l’une des sept commissions permanentes du Sénat : lois, finances, affaires économiques, affaires étrangères et Défense, affaires culturelles, affaires sociales, aménagement du territoire et du développement durable. Classées par commissions, retrouvez ici les interventions générales et les explications de vote des sénateurs CRC.
Le gouvernement prône un grand débat, mais ce débat est tué dans l’œuf au Sénat
Mesures d’urgence économiques et sociales : exception d’irrecevabilité -
Par Éliane Assassi / 21 décembre 2018Monsieur le président, mesdames les ministres, mes chers collègues, la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité que nous présentons est spontanée. Elle est le fruit d’une grande incompréhension et, je dois le dire, d’une grande colère.
Cette motion, qui soulève l’inconstitutionnalité, vise le projet de loi portant mesures d’urgence économiques et sociales qui nous est soumis dans la plus grande précipitation. Nous estimons que les conditions de débat, en particulier la grave mise en cause du droit d’amendement, portent un sérieux coup à ce projet dont les conditions d’élaboration ne respecteront donc pas la Constitution.
Avant d’en venir aux éléments juridiques précis qui fondent notre motion, je voudrais rappeler d’un mot le contexte social du débat en cours, sur lequel mon amie Laurence Cohen reviendra plus précisément dans le cadre de la discussion générale.
Nous assistons à une révolution citoyenne d’ampleur, à un mouvement social inédit, massivement soutenu par la population aujourd’hui encore, malgré toutes les tentatives de dénigrement. Ce mouvement bouscule profondément les dogmes libéraux qui encadrent les politiques gouvernementales depuis vingt ans.
Ce mouvement porte sur le pouvoir d’achat, sur la justice fiscale, bien sûr, et nous reviendrons fortement sur ces aspects dans le débat, mais il porte en lui une aspiration formidable à la participation des citoyens non seulement au débat, mais aussi à la prise de décisions. Le peuple n’en peut plus de ces institutions qui autorisent le reniement des engagements et tiennent éloignés de manière de plus en plus évidente les citoyens des élus, en particulier nationaux, sans évoquer le Président de la République, enfermé aujourd’hui dans une posture jupitérienne.
Nous n’avons pas attendu aujourd’hui, avec beaucoup d’autres, pour souligner la crise politique et institutionnelle profonde que traverse notre pays. L’abstention croissante aux différentes élections en est un symptôme frappant.
Nous constatons, avec cette entrée en force des « gilets jaunes » dans le paysage politique et social, car c’est un mouvement politique et social, que le peuple tente de reprendre en main la situation en rappelant avec force cette volonté de vivre dignement, ce ras-le-bol de l’exposition indécente des richesses en croissance infinie, cette volonté de démocratie. Cette volonté de prendre la parole, de reprendre le pouvoir s’exprime avec l’exigence du référendum d’initiative populaire plébiscité – vous devez entendre cela au Gouvernement et dans la majorité des assemblées – par 78 % des femmes et des hommes de notre pays.
Emmanuel Macron, pris de court, a présenté ses propositions à la source du projet de loi que nous examinons aujourd’hui.
Outre le fait que ces mesures sont notoirement insuffisantes et relèvent, pour l’essentiel, d’une véritable manipulation des chiffres, tout le monde a été frappé par l’absence de planification en matière de financement et chacun a relevé que les riches étaient protégés de tout effort de participation réelle, pérenne à l’effort de solidarité nationale.
La question du financement de votre projet est au cœur du débat. Il est un élément clef de la discussion. Ne pas le reconnaître relève, il faut le dire, d’une forme de malhonnêteté intellectuelle. Est-ce la collectivité, y compris ceux qui bénéficieront de ces quelques miettes, qui financera ou seront-ce les détenteurs des plus gros patrimoines, ceux qui profitent du fruit du travail de ces femmes et de ces hommes en lutte, les actionnaires en un mot ? Les plus riches participeront-ils à cet effort d’aujourd’hui et celui, nécessaire, à venir ?
Nous avons déposé des amendements importants liés directement, intimement à ce texte, car ils concernent son financement. Ils portent, par exemple, sur la mise à contribution de l’ISF, sur la mise à contribution d’une taxe spécifiquement prévue à cet effet ou sur la mise à contribution de la remise en cause des mesures se substituant, dans la dernière loi de finances, au CICE, cette manne de cadeaux aux entreprises, les plus grandes en particulier, sans contrepartie.
Ces amendements, la majorité sénatoriale, sous le regard bienveillant et redevable du Gouvernement et d’Emmanuel Macron, les déclarera sans doute irrecevables. Le principe de cette irrecevabilité a d’ailleurs été décidé avant même le dépôt de nos amendements, puisque le président de la commission des affaires sociales a clairement affirmé ce matin, lors de la réunion de la commission des affaires sociales, que tout amendement ne portant pas sur le corps du texte serait refusé pour des raisons d’urgence.
Monsieur le président du Sénat, cette urgence, cette efficacité, c’est précisément cela qui vous avait fait entrer dans une forme de résistance au projet de loi de révision constitutionnelle portée par le chef de l’État. Vous avez, avec le président de la commission des lois, avec la majorité sénatoriale, en vous appuyant sur les groupes d’opposition, mis en avant la défense du droit d’amendement.
Vous savez très bien que l’article 3 du projet de loi, entre autres dispositions, limitait fortement le droit fondamental en modifiant l’article 41 de la Constitution. Cet article 3 instaurait l’irrecevabilité de tout amendement sans lien direct avec le projet ou la proposition de loi en discussion.
M. Roger Karoutchi. C’est la règle !
Mme Éliane Assassi. Il y a une contradiction manifeste entre l’attitude de votre majorité à l’encontre du projet de loi constitutionnelle et le fait que vous permettiez l’adoption conforme d’un texte qui ne met en cause ni le patronat ni les plus riches. Mais, surtout, quelle profonde incompréhension du mouvement en cours et à la formidable aspiration au débat, à la concrétisation pleine et entière de la citoyenneté !
Le Gouvernement prône un grand débat, mais ce débat est tué dans l’œuf au Sénat par une lecture tronquée de la Constitution, par une interprétation abusive de ce texte très imparfait, mais qui préserverait quelque peu, du fait de la tutelle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sur l’ensemble de nos institutions, le droit d’amendement.
La révision de 2008 a précisé explicitement la force du droit d’amendement en substituant, à la demande du Sénat et de son rapporteur, Jean-Jacques Hyest, à la notion de limite au droit d’amendement voulue par M. Sarkozy et relayée par M. Karoutchi, alors ministre des relations avec le Parlement (Sourires et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.),…
M. Roger Karoutchi. Heureusement que nous étions là !
Mme Éliane Assassi. … le concept de conditions d’exercer le droit d’amendement rappelé dans l’article 44 de la Constitution.
L’article 45 rappelle, quant à lui, la possibilité, en première lecture, de déposer des amendements ayant un lien, certes, même indirect – j’insiste sur ces termes –, avec le texte en discussion.
Le site internet du Sénat rappelle l’alinéa 1er de l’article 45 de la Constitution au sujet des cavaliers législatifs : « Tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis. » Le site précise aussi que, pour apprécier l’existence d’un lien direct ou indirect, il convient, comme l’a fait le Conseil constitutionnel, de recourir à la technique du faisceau d’indices. Les indices ou les références sont au nombre de trois : l’intitulé, l’exposé des motifs et l’objet du texte.
Mesdames les ministres, monsieur le président de la commission des affaires sociales, pouvez-vous maintenir que proposer de débattre des modalités de financement, sans créer de dépenses supplémentaires, bien entendu pour respecter l’article 40 de la Constitution que nous combattons par ailleurs, n’a pas de lien indirect et ne répond pas au faisceau d’indices évoqués ? Tout cela n’est pas sérieux !
Nous assistons à un coup de force. Nous ne pouvons croire que « la trêve des confiseurs » serait la justification d’une violation de la Constitution. Vous ne voulez, ni au Gouvernement ni à la droite de l’hémicycle, de ce débat, car il touche au fondement de votre politique : imposer, maintenir coûte que coûte l’injustice fiscale et sociale. Vous concédez quelques mesurettes qui, pour ceux qui n’ont rien, apporteraient évidemment un très maigre réconfort pour mieux préserver l’austérité.
Solennellement, je vous appelle, en cette fin de journée, à la responsabilité. Un vent se lève dans notre pays, et ne croyez pas qu’il va perdre de sa force dans les jours à venir. Votre responsabilité, notre responsabilité est grande pour ouvrir nos institutions au débat, aux citoyens, pour répondre à cette attente formidable. Si vous décevez cette attente par des mesures de cadenassage comme aujourd’hui, vous devrez répondre demain d’un discrédit définitif de notre Parlement.
Monsieur le président du Sénat, levez les irrecevabilités décidées, il y va de la crédibilité et de la dignité de notre assemblée !