La France est toujours en retard pour les dépenses de justice

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, cette mission a ceci de particulier que la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, récemment adoptée, a déjà fixé le plafond des dépenses qui seront consacrées chaque année à la mission « Justice ». Ainsi, il est prévu d’atteindre à l’horizon de 2022 un budget de 8,125 milliards d’euros, hors contribution au compte d’affectation spéciale « Pensions ».

Ce budget est en augmentation, comme prévu, et il réserve peu de surprises. Il suit peu ou prou les orientations annoncées, que nous contestions déjà lors de la discussion de ladite réforme.

Seulement, alors que la loi de programmation pour la justice prévoyait une augmentation de 400 millions d’euros, vous proposez finalement de la limiter à 200 millions d’euros l’an prochain.

Pourtant, après Jean-Pierre Sueur, je voudrais rappeler que le système judiciaire français est l’un des plus mal dotés en Europe. Le rapport pour 2018 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice décrivait d’ailleurs le système judiciaire français comme l’un des plus mal dotés parmi les États du Conseil de l’Europe, tant en termes de budget consacré à la justice que d’effectifs de magistrats. Nous comptons 13 magistrats et 47 personnels judiciaires pour 100 000 habitants, contre 31 et 105 pour la médiane européenne.

Ainsi, alors que le nombre d’emplois créés en 2020 est présenté comme un effort considérable, avec un rythme de 100 postes de magistrats en plus par an, il faudrait plus d’un siècle à la France pour rejoindre la médiane des États du Conseil de l’Europe.

S’agissant des tribunaux de grande instance, leur activité ne diminuant pas et les créations de postes étant insuffisantes, leurs délais moyens de traitement n’ont fait qu’augmenter depuis maintenant plusieurs années.

Dans ce cadre, je ne peux que réitérer notre inquiétude quant à la mise en œuvre de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui entraînera notamment la fusion du tribunal d’instance et de grande instance au sein du tribunal judiciaire à compter du 1er janvier 2020.

Comme le relève le Syndicat de la magistrature, la disparition de cette juridiction et, par conséquent, de ses moyens propres, ne pourra qu’avoir un impact négatif sur les délais moyens de traitement des affaires qui relevaient de sa compétence, dès lors que ses moyens seront mutualisés avec l’actuel TGI, dont les délais sont catastrophiques.

En outre, la disparition des tribunaux d’instance marquera un recul frappant pour notre pays en matière d’accès au juge. Ce recul sera également alimenté par le déploiement de la visioconférence. Des moyens en plus pour cette mission, certes, mais au profit d’une justice déshumanisée… Très peu pour nous !

Avec l’augmentation de 20 % du parc de visioconférence, le principe de la présence physique du justiciable à l’audience semble donc devenir marginal par rapport à celui de l’audience par visioconférence. Nous dénonçons régulièrement cette évolution majeure de la procédure pénale, la visioconférence ne permettant pas un exercice réel des droits de la défense pour le justiciable, et compliquant le déroulement de l’audience.

Outre le recul en matière d’accès au juge porté par la volonté d’étendre la visioconférence, un autre principe, celui de l’incarcération à tout-va, illustre ce budget, malgré un affichage politique contraire. Ainsi, 159 emplois sont réservés aux ouvertures d’établissements pénitentiaires, et 83,5 millions d’euros sont consacrés aux crédits immobiliers, soit une augmentation de 27 % par rapport à 2019. L’objectif affiché est ainsi la création de 15 000 places de prison supplémentaires à l’horizon de 2027. Si des collègues sénatrices et sénateurs regrettent, au-delà même de la majorité sénatoriale, le manque d’ambitions en la matière, de notre côté, nous nous inquiétons à l’inverse que ce budget soit presque totalement consacré à l’enfermement, d’autant plus que cette logique délétère est aussi coûteuse qu’inefficace en termes de prévention de la délinquance !

La même logique est pourtant retenue en matière de protection judiciaire de la jeunesse, l’augmentation des crédits et des effectifs de ce programme étant presque entièrement absorbée par la construction de 20 nouveaux centres éducatifs fermés. Là encore, nous maintenons notre opposition à la création de ces nouveaux centres éducatifs fermés, qui n’ont d’éducatifs que le nom. À l’inverse, nous prônons une revalorisation urgente du budget concernant le suivi des mineurs en milieu ouvert.

Enfin, concernant l’aide juridictionnelle, les apparences sont trompeuses, puisque le projet de loi de finances laisse apparaître une augmentation des crédits, alors qu’il n’en est rien en réalité.

En effet, comme le dénonce, là encore, le Syndicat de la magistrature, « cette augmentation est uniquement due à l’intégration dans les recettes de crédits qui étaient auparavant affectés au Conseil national des barreaux. Il s’agit donc uniquement d’un changement de périmètre. À périmètre constant, c’est en réalité une baisse de 3,2 % du budget consacré à l’aide juridictionnelle qu’il faut constater ».

Alors que la France se situe largement en dessous de la moyenne européenne pour le budget par habitant alloué à l’aide juridique, on assiste à une diminution de ce budget, qui sacrifie une politique publique pourtant cruciale pour l’accès de tous à la justice, y compris les plus démunis, et pour assurer des conditions de rémunération décentes aux avocats qui les défendent.

Pour toutes ces raisons, vous l’aurez compris, mes chers collègues, nous voterons contre ce budget, qu’il serait urgent d’abonder à la hauteur de l’enjeu de mission de service public que représente notre justice, dans l’intérêt de tous les justiciables, mais aussi de notre État de droit.

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