Nous allons vers une présidentialisation totale de notre régime

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, depuis 1958 et plus particulièrement à l’occasion des deux dernières révisions constitutionnelles de 1995 et 2008, ma sensibilité politique a dénoncé l’impact négatif de la pratique des ordonnances sur le pouvoir du Parlement. Nous n’avons eu de cesse de demander l’abrogation de l’article 38 de la Constitution, qui organise ce transfert du pouvoir législatif vers le pouvoir exécutif.

Aujourd’hui, peut-être trop tardivement, chacun l’admet : les ordonnances posent problème et mettent en cause le fonctionnement démocratique, équilibré, de nos institutions. Cette prise de conscience provient, bien entendu, de l’utilisation croissante par le pouvoir exécutif de ce moyen d’action, comme l’a détaillé M. le rapporteur.

En 2008, nous avons approuvé l’idée visant à exiger une ratification expresse, c’est-à-dire un véritable examen du texte de l’ordonnance par les assemblées, comme préalable à ce que la valeur législative soit accordée aux dispositions concernées.

Malheureusement, le maintien de l’ancien régime de ratification implicite par le seul dépôt du projet de ratification sur le Bureau d’une assemblée – procédure ne conférant certes qu’une valeur réglementaire à l’ordonnance, mais une valeur juridique tout de même – a créé une incertitude juridique.

En effet, alors que ces dispositions, tant qu’elles ne sont pas ratifiées, doivent être considérées comme de simples actes administratifs pouvant relever de près ou de loin du domaine législatif, le Conseil constitutionnel, en autorisant, par ses décisions du 28 mai 2020 et du 3 juillet 2020, les questions prioritaires de constitutionnalité à leur égard, leur a de fait conféré une valeur législative.

Ce revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel met à mal la prérogative première du Parlement, celle de faire la loi. Le Conseil constitutionnel a pris une lourde responsabilité : conférer une valeur législative à des textes qui n’ont jamais été examinés ni votés expressément par le Parlement. Ses juges, qui, rappelons-le, sont des décideurs politiques, ont pris, seuls, l’initiative de revenir sur l’esprit et sur la lettre de la révision constitutionnelle de 2008 et, ainsi, d’abaisser le rôle du Parlement.

Accepter cela serait un rude coup porté à ce qu’il reste de pouvoir à un Parlement déjà bien affaibli par l’inflation législative et par la réduction des droits d’expression.

Comment ne pas constater que la multiplication des ordonnances, c’est-à-dire l’élaboration de la loi en dehors du Parlement, est une étape dangereuse vers un changement progressif de régime, vers une présidentialisation totale de nos institutions ?

Nous avons évoqué une véritable monarchie présidentielle, que le mode de gestion solitaire de la crise sanitaire a confirmée. L’utilisation à l’excès des ordonnances, héritières des ordonnances royales ou des décrets-lois de la IIIe République, confirme cette dangereuse tentation.

La proposition de loi constitutionnelle de M. Sueur et du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, revisitée avec son accord par le rapporteur, va dans le bon sens.

M. Philippe Bas, rapporteur. Merci !

Mme Éliane Assassi. Oui, monsieur le rapporteur, il fallait limiter le délai d’habilitation et vous l’avez fixé à douze mois. Il fallait établir la caducité totale d’une ratification expresse au bout de dix-huit mois ; c’est un élément très important et vous l’avez fait.

Oui, il fallait raccrocher la pratique des ordonnances à la déclaration de politique générale originelle, mais le maintien de la référence floue au programme et l’accord d’exception, au nom de l’urgence, limitent tout de même un peu la volonté que vous affichez.

Vous êtes bien placé, monsieur le rapporteur, pour savoir qu’au nom de l’urgence – l’état d’urgence actuel le montre – beaucoup de décisions peuvent être prises et introduites dans le droit commun.

Le travail commun de M. Sueur et de la commission des lois a permis des avancées importantes, qui sont de nature à limiter la frénésie ordonnancière du Gouvernement.

C’est pourquoi nous voterons en faveur de ce texte.

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